REFUSE TO BEND : le retour en grâce
Cheikh, chèques et kopecks
Cheikh Mohammed Al Maktoum est un personnage mystérieux. Pour qui veut l’observer et tenter de déchiffrer l’énigme, l’exercice relève de la gageure tant son attitude ne laisse rien transparaître. Le visage, fermé, impassible révèle encore moins d’émotions que les cerbères taciturnes qui le protègent jour et nuit. Seules les grandes victoires et les facéties de Frankie Dettori, parviennent parfois à égayer son regard noir et profond d’oriental. Comme si le rire ou l’expression la plus minimale d’un sentiment contrevenaient à son statut de potentat richissime. De religion, on ne lui en connaît qu’une : le cheval de pur-sang, qu’il vénère plus que tout. Pour preuve, il congédie sans délais ceux de ses employés qui se rendent coupables de la plus bénigne des maltraitances envers ses chevaux. On l’a vu aussi, toutes affaires cessantes, accourir au chevet de Dubaï Millenium annoncé mourant par le vétérinaire, afin de partager ses derniers instants de vie, la main sur le chanfrein et le cœur lourd.
Voilà maintenant 25 ans que ce personnage controversé trimballe son physique trapu dans les salles de vente du monde entier achetant à coups de dizaines de millions sans sourciller (cf supra) et sans que ça égratigne son budget pour un sou. Plus jalousé que controversé d’ailleurs. Sans doute parce que sa fortune colossale est pour beaucoup l’unique fondement de sa réussite, alors que nombre de propriétaires courent depuis des lustres après la perle rare, et que combien d’éleveurs attendent toute une vie de dur labeur l’alchimie génétique providentielle qui leur fera naître un champion.
Une des questions qui me tarabustent est celle de sa quête. Que cherche t-il en fin de compte ? Je suis à peu près certain que son ambition est d’élever ou de voir courir sous ses couleurs le champion ultime, un mythe pégasien, sorte de légende qui laissera dans l’univers du pur-sang le même imprimatur que, par exemple, les pères arabes de la race. Son but n’est pas encore atteint, et sa folie dépensière aussi bien que son hermétisme ne sont rien d’autre que l’expression dans sa forme la plus aboutie, de la frustration que fait naître cette quête chimérique. Cette même chimère qui le fait acheter la moitié d’Arazi à Allen Paulson, pas connu pour être impécunieux (du moins à cette époque). Arazi venait de remporter le Juvenile au terme d’une course cosmogonique qui marquera longtemps les esprits de la planète Turf. Combien le Cheikh a t-il aligné ce jour-là ? Les sommes les plus galactiques circulent…
Mais parfois, la carapace se fissure. On l’a surpris une fois ostensiblement en colère, quittant au pas de charge les tribunes de Keeneland avec son caravansérail et son chéquier. Il s’était rendu compte que certains acheteurs faisaient monter les prix uniquement pour le plaisir mesquin de le voir renchérir sur un des yearlings les plus convoités du catalogue. Une autre fois, à l’occasion du sacro-saint Gimrack Diner, on l’a vu sermonner sans ménagements les instances du galop britannique, menaçant de retirer sa cavalerie du Royaume.
Si le Cheikh Mohammed est le baromètre du marché du pur-sang mondial, l’élevage (parc et parts d’étalons, jumenterie) qu’il s’est constitué lui permet aujourd’hui de vivre en quasi autarcie et de se montrer moins dispendieux. Il n’hésite pas à acquérir des chevaux qui ont fait leurs preuves dans la saison classique en les parant de la casaque Godolphin, entité créée pour rappeler à tous, un rien mégalo, d’où vient le pur-sang et pour se forger un palmarès à nulle autre pareille.
C’est ce dernier point que je voulais soulever ici – avant que comme d’habitude, je ne m’épanche - eu égard au retour en grâce aussi spectaculaire qu’inattendu de Refuse To Bend dans les hautes sphères de la hiérarchie hippique. A la ramasse après son succès dans les guinées 2003, personne n’aurait logiquement plus misé un kopeck sur lui. Mais des kopecks le Cheikh en a des wagons et même des transsibériens. Après avoir acquis Refuse To Bend, il l’a fait hiverner sur les rivages et les sables de Dubaï et lui a redonné un moral de gagnant.
C’est ainsi que pour finir, on rendra à ce prince du désert un hommage reconnaissant, lui qui nous permet d’admirer chaque année des champions d’âge comme Swain, Daylami ou Sulamani, tous chevaux qui en d’autres mains fouleraient depuis belle lurette les barns et les prés en attendant que madame veuille bien s’avancer.