Lutin d'Isigny n'est plus.
Lutin d'Isigny était un petit cheval alezan avec une pelote blanche sur le front et un air cabotin terriblement attendrissant.
L'histoire est belle.
Lutin d'Isigny a vu le jour en 1977 dans le Calvados à quelques kilomètres d'Isigny. Poulain, il avait tout d'un petit génie malicieux... Sa principale qualité touchait tous ceux qui l'approchent : Lutin d'Isigny ne renonçait jamais, du courage, il en avait à revendre.
Son premier combat, il l'a livré contre la maladie : le tétanos. La foudre est tombée sur un poulain de 7 mois. Ce fut le temps du box et des ténèbres.
Sa guérison lui apporta un surcroit de vitalité : il giclait littéralement, comme s'il voulait rattraper le temps perdu.
Un prix d'Amérique et 2 championnats du monde plus tard, une grave lésion à un jarret le mit sur la touche pendant 6 mois. Il eut tellement de piqûres et il souffrait si atrocement, que ce gentil cheval défendait la porte de son box des dents et des sabots...
En juillet 1986, il retrouva la compétition mais ce n'était plus le même cheval, même s'il a gagné de 50 mètre le Grand Prix des Sables d'Olonne. C'était sa dernière course : cette victoire il l'a obtenue sur son courage, en jetant toutes ses forces dans la bataille, comme s'il voulait se faire regretter...
Lutin d'Isigny est mort quelques heures après le succès de son meilleur fils, Général du Lupin, dans le prix d'Eté.
Au-delà de la perte d'un champion sur les pistes et d'un étalon confirmé pour l'élevage du trotteur français, cette nouvelle a pris pour moi une autre dimension : avec sa mort c'est toute une tranche de ma vie qui s'éteint.
Idéal du Gazeau, Lurabo et Lutin d'Isigny étaient mes chevaux préférés quand j'étais enfant.
Petite, mon père m'emmenait tous les dimanches matin voir les trotteurs dans les anciennes écuries de Joinville le Pont où il connaissait deux ou trois entraîneurs.
L'hippodrome de Vincennes tout proche servait alors de piste d'entraînement, que les chevaux rejoignaient par l'allée cavalière qui longe la route.
C'est là que j'ai croisé quelques champions de l'époque.
Lurabo et Minou du Donjon étaient basés à Grosbois à l'époque mais souvent ils venaient dans la semaine préparer les courses importantes du meeting d'hiver et faisaient quelques trottings sur la piste de l'hippodrome. Quand le temps n'était pas trop froid, mon père m'emmenait le mercredi matin quand il savait qu'ils seraient là, pour que je puisse voir ces cracks s'entraîner.
Idéal du Gazeau avait un box à Joinville et Eugène Lefèvre accueillait toujours très gentiment les visiteurs qui venaient voir son champion. On pouvait le caresser et lui offrir des sucres ou des carottes, il était toujours content, jamais fâché de voir régulièrement défiler ses admirateurs.
Souvent la sortie du dimanche après midi pour moi c'était sur l'hippodrome de Vincennes. Entre les courses, le public pouvait traverser la piste pour aller s'installer sur la pelouse et avec mon père on allait vivre les courses à côté du poteau d'arrivée.
Idéal du Gazeau, Jorky, Ianthin, Istraeki, Jiosco, Kaiser Trot, Lurabo et Lutin d'Isigny, tous ces champions j'ai pu les voir trotter à quelques mètres de moi.
En 1985 dans le prix d'Amérique, j'ai vu Lurabo qui avait connu des problèmes de tendons, s'accrocher à son courage dans la montée, alors qu'il n'était plus le champion de l'année précédente, pendant que Lutin d'Isigny contrôlait la course qu'il allait d'ailleurs remporter.
Ce matin en apprenant la mort de Lutin j'ai eu l'impression qu'une page de ma vie se tournait définitivement.
Lurabo, puis Idéal du Gazeau nous ont quittés.
Lutin d'Isigny était le dernier champion encore vivant qui me rappelait cette époque, les quelques années qui ont gravé à jamais en moi cette attirance pour les courses au trot.
Lutin d'Isigny avait 27 ans...
Je pensais aller le voir au haras le mois prochain, en octobre car la lumière à cette époque de l'année est tellement belle& Le destin en aura décidé autrement.
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photos : Olivier HOUDART